Jean Pérus

EUROPE

N 522    Octobr. 1972

 

 

PIOTR VALIUS

 

Le peintre Piotr Valius est mort l'an dernr, à Moscou, d'un cancer. Les amateurs de Paris se rappellent sans doute sa participation à l'exposition des peintressoviétiques, en 1967. Contribution apparemment modeste : des gouaches, représentant des fleurs en bouquet. Ces peintures avaient pourtant été presque toutes instantanément enlevées, et la russe - les "Lettres françaises" en particulier – avaient presse leur qualité. C'est que touchait dans ces gouaches paradoxalement q vibrantes de couleur cette alliance l'éclat de la vie et du sentiment de sa fragilité, si caractéristique de l'inspiration de ce peintre.

Moscovite, d'ascendance balte par son père, russe par sa mère, Valius était venu tard à la profession de peintre. Issu d'une famille de chimistes hostile à sa vocation, il avait fait des études scientifiques et était devenu ingénieur du bâtiment. C'est seulement après la guerre qu'il prit la décision d'abandonner ce métier et de se consacrer exclusivement à la peinture, aidé par des amis généreux qui croyaient en lui. Pendant quinze ans, il fit ainsi de bonne peinture, estimable et estimée, sans que sa manière le distinguât du reste de la peinture soviétique. Il y était même un peu en retrait: sa marqueperonielle était plutot de l'ordre de la tendresse que de la force. C'est brutalement qu'en 1963 il changea totalement de manière et entreprit les grandes toiles qu'on peut appeler philosophiques (au sens ou on le dirait des toiles de VanGogh), qui l'ont porté à la hauteur des grands peintres de ce siècle.

Cet homme sociable, amical, affectueux, avait de son vivant renouvelé la tradition, un peu oubliée à Moscou, de la maison largement ouverte aux amis de l'art: il entretenait par là cette communion de réflexion, entre l'artiste et le public, dont il sentait si fort le besoin. Sa veuve et son fils continuent pieusement, une fois par semaine, l'accueil amical du maitre, dans l'atelier qui venait de lui être attribue, au coeur du vieux Moscou, et dont il n'a pas pu profiter. Il aurait trouvé les grandes surfaces dont il avait désormais besoin : son art tendait manifestement au monumental. Telles quelles„ les toiles accrochées à ces cimaises parlent assezhaut pour lin: elles disent clairement, en pur langage pictural, sans aucune trace de didactisme allégorique, ce qu'il faut bien appeler son testament.

Chacune d'elles constitue la méditation plastique d'un grand thème, reflète à la fois la réalité des contradictions tragiques de notre temps et la conscience qu'en prend un peintre possédé tout entier par l'amour de l'homme et de la vie.  Au long des murs, les couleurs violemment contrastées de Valius frappent la conscience, interdisent la dérobade ici, c'est la erre -- non celle des détresses ni celle de l'héroïsme, -- celle de la responsabilité de l'homme de pensée dans une déflagration où toute tendresse humaine est anéantie; la, c'est une descente de croix -- non un corps blessé recueilli par des femmes éplorées dont la piété perpétue la leçon d'amour : un tronc blanc crayeux les pieds sans doute au delà du cadre encore cloués à la croix, renversé, abandonné, sur un sol noir chaotique : a-t-il souffert pour rien? Ià, c'est une frêle figure de femme lumineuse de sa seule blan­cheur, enfermée, écrasée par une énorme masse noire de brutalité et d'obscurantisme : elle ressuscitera I ou bien une maternité -- non la maternité triomphante ou heureuse un corps de femme d'un rouge sombre uniforme baigne dans le vert antagoniste et dessine une longue arabesque ' se referme sur 1 enfant et de tout son être protège, dans l'oeuf, le faible espoir de vie...

Ces toiles sont aisément lisibles. Certes -- les mots trahissent inévitablement la peinture -- ce sont de purs tableaux qui n'empruntent en réalité rien au discours ; mais le symbole y est presque explicite. J e voudrais, parmi les plus récentes -- dans l'extrême tension d'avant mourir Valius a peint en un mois neuf grandes toiles -- en distinguer ne serait-ce qu'une, la dernière qu'il ait peinte, et qui m'apparait comme une somme de sa vie de peintre. D'un fond violâtre à la pâte épaisse, tourmentée, pareille au bouillonnement d'une mer orageuse, d'une né­buleuse en fusion, ou d' , sauve infernal, se dégagent deux figures à demi engluees, d'un même rouge uniforme intense w-­le rouge de la vie -- traitées en silhouettes, et qui parlent par leur seule attitude : l'une au second plan, comme blessée, a la pose de la méditation ; l'autre se redresse au premier plan, d s celle du défi. Entre eux et au-dessus d'eux, son rayonnement touchant jusqu'à leur tête, une troisième figure --- mais est-ce bien une figure, ce je ne sais quoi qui rayonne de toutes les nuances, de toutes les valeurs du jaune, pareil à un intense soleil en fusion dominant cet univers tragique ? Qu'est-ce que ce principe spirituel matéralisé par la couleur, sinon la figuration informelle de 1a pensée, ou de la conscience, ou de la poésie ? Comme si, dans cette toile ultime le peintre avait voulu exprimer le sens de sa méditation sur la fonction de l'Art.

Le langage de Valius, comme toute langue poétique, a ses mystères. La liberté et l'oppression, l'esprit et la matière, la vie et la mort y livrent leur combat dans le conflit multiforme des couleurs chaudes et des couleurs froides. Mais qu'est-ce ç e ce disque mauve qui réparait, planète secrète, dans plusieurs toiles? Pourquoi presque dans chacune, l'abtme d'obscurité des fonds noirs est-il marqué, comme d'un démenti, d'une petite touche de lumière jaune ou blanche? Je le laisse à rêver. Je remarquerai seulement que, dans sa manière même, la peinture de Valius a quelque chose d'inachevé. Il n'est pas une de ces toiles qui n'ait été peinte au­trement qu'en quelques heures, d'un élan, alla prima. La couleur en coulées épaisses semble ruisseler, s'écraser sous le couteau, se tordre sous la brosse. Rien de définitif, tien de fié. Le monde se fait et se défait sous nos yeux. L'élan visible de la méditation créatrice dépasse dans le geste même de peindre l'antagonisme du réel -- vie, mort --- et par là débouche sur unie vie supérieure. Cet élan porte et entraîne le spectateur. Il exprime plus que la victoire de Valius sur sa propre mort. 11 est une invitation impérieuse et, à tout prendre, confiante, aux hommes de ce siècle tragique, à la responsabilité de qui est confiée non seulement la survie de la dignité de l'amour, de la beauté, de toutes les créations de l'esprit humain, mais aujourd'hui celle de toute vie sur la terre. La peinture de Pjotr Valius mobilise les hommes pour la cause de la vie.

Elle apporte en même temps aux peintres d'Occident une grande et utile leçon : la peinture n'a que faire de se désincarner, de s'abstraire. Le langage qui lui est propre peut exprimer par lui-même la méditation la plus intense, la pensée la plus haute, en demeurant expressément chargé d'humanité.